Logiciel libre, travail gratuit ? - Retour sur notre atelier au Capitole du libre 2022

publié le par Julie Revenir à la liste des articles

Nous avons animé, avec Romain, le 19 novembre 2022, un atelier au Capitole du libre, intitulé Logiciel libre, travail gratuit ?. Ce billet de blog va me permettre de raconter comment nous l’avons construit et comment il s’est passé.

Ce qu’on avait envie de proposer

Le Capitole du Libre est un rendez-vous qui se déroule à Toulouse, un week-end par an et qui est bien connu du monde du libre. Nous avions envie d’y aller et d’y proposer un atelier d’éducation populaire en lien avec des enjeux politiques du libre - un atelier pas du tout technique, donc.

Pour affiner la thématique, nous sommes parti·es de nous, de ce qui nous touche, et la question du travail gratuit nous a paru assez vite un sujet important qu’on avait envie de creuser (et de faire creuser par un groupe de personnes). Nous souhaitions que cet atelier s’appuie sur des textes, à la fois des récits, des témoignages, mais aussi de chercheur·euses et notamment des points de vue féministes, qui sont souvent des angles morts (et c’est un euphémisme) dans le monde libriste.

Enfin, une des raisons pour lesquelles on a proposé cet atelier, c’est qu’on n’a pas tant que ça d’occasions de co-animer des ateliers, Romain et moi. En effet, l’activité de l’Etabli fait que nous intervenons souvent seul·es, alors qu’on a créé l’Etabli pour bosser ensemble !

Nous avons donc proposé à l’organisation du Capitole du libre la présentation suivante :

La contribution aux logiciels libres est-elle un travail ? Devrait-elle systématiquement être payée ? Par qui ? A partir d’une sélection de textes, nous proposons un atelier collectif de lecture et de débat pour réfléchir au lien entre bénévolat, salariat et gratuité dans le logiciel libre.

Cet atelier se fera sans outil numérique, pour un groupe de 20 personnes maximum et ne nécessite pas de connaissance particulière. Pour permettre le bon déroulé de l’atelier, il n’est pas possible de le rejoindre une fois qu’il est commencé.

Notre proposition a été acceptée : nous étions ravi·es… Jusqu’à ce que nous découvrions le manque de diversité de la programmation (et nous n’étions pas les seul·es à le remarquer). Le Capitole du libre a répondu en explicitant son processus de sélection mais le bilan est là : quand tu est une femme, tu as beaucoup moins de chances de te faire sélectionner. On espère que l’année prochaine, les organisateur·ices y feront plus attention, d’autant plus que certaines personnes ont pris le temps de proposer des pistes pour améliorer les choses.

Les textes proposés :

Nous avons choisi 5 textes : trois témoignages et deux textes de chercheur·euses.

Tout d’abord, la transcription de la conférence de Marien Fressinaud, Tout plaquer pour élever des logiciels libres, faite aux JDLL en avril 2022. Marien y revient sur son parcours de développeur de logiciel libre qui a essayé d’en vivre.

Ensuite, deux textes en anglais écrits par des mainteneurs de logiciels libres : What it feels like to be an open-source maintainer de Nolan Lawson et Paying maintainers isn’t a magic bullet.

Comme nous l’avons expliqué plus haut, il nous paraissait important d’apporter un angle d’analyse féministe, indispensable quand on parle de travail gratuit. Romain et moi apprécions particulièrement le travail de la sociologue Maud Simonet qui travaille sur la multiplication des formes de travail gratuit (bénévolat, services civiques, stages…). Nous avons donc choisi un extrait de son livre Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, paru en 2018 aux éditions Textuel. Cet extrait porte sur les différentes analyses faites par les penseuses féministes sur le premier travail gratuit, à savoir le travail domestique. Je ne peux pas vous le mettre ici pour des raisons de droit d’auteur, mais si ça vous intéresse, je vous recommande l’écoute de ce podcast où Maud Simonet est interrogée.

Enfin, nous avons choisi le texte de Sebastien Broca de 2015, Les deux critiques du capitalisme numérique. Il nous paraissait faire une bonne synthèse de plusieurs problématiques du capitalisme numérique, à la fois les critiques faites au propriétarisme, mais aussi la question de la répartition des richesses produites et du digital labour.

Comment ça s’est passé

On a eu une dizaine de personnes, aux profils assez variés. C’était (beaucoup) moins que l’atelier Rust qui se déroulait dans la salle d’à côté, mais en fait, c’était une jauge suffisante si on voulait avoir une bonne qualité d’échange et du temps pour chaucun·e pour s’exprimer. Nous avions fixé initialement une jauge maximale de 20 personnes, ça aurait sans doute fait trop.

Nous avons commencé par un brise-glace permettant à chacun·e de se positionner dans la salle en fonction du temps bénévole passé pour des projets libres, et de la teneur, technique ou non, de ces contributions. Cela a permis à chacun·e de se présenter et de se rendre compte de l’hétérogénéité du groupe sur ces questions. Ensuite, nous avons réparti les textes, chacun·e a eu 30 minutes pour lire, puis nous avons constitué deux groupes de cinq personnes, qui avaient à nouveau trente minutes pour discuter de la question suivante : est-ce que tout travail pour un projet libre doit être rémunéré ?

Les discussions ont été riches, parfois un peu frustrantes par manque de temps, mais chaque groupe a pu exposer à l’autre une synthèse de ses échanges. Les deux groupes étaient vraiment très différents : le premier était masculin et constitué quasi-exclusivement d’informaticiens, le second était beaucoup plus divers.

Le premier groupe a beaucoup discuté de l’évolution des réflexions libristes, d’un courant des années 1990 très attaché à la liberté à une tendance plus récente où la question de la rémunération est centrale. Entre ces courants, il y a une différence de vision , qui peut par exemple se concrétiser dans la problématique des “passagers clandestins”, ces entreprises qui utilisent le travail gratuit fait par des bénévoles sur des projets libres. Pour les tenants de la définition posée par Richard Stallman (les quatre libertés rappelées ici par le site de l’April), cela ne pose pas de problème puisque cela ne remet pas en cause les droits des contributeur·ices. Pour d’autres, la contribution aux logiciels libres est un travail, il faut pouvoir en vivre et la question centrale est la redistribution de la richesse dans un système capitaliste : le travail gratuit, c’est l’appropriation du travail par autrui. Les participants ont, en lien avec ces problématiques, évoqué le marxisme, Bernard Friot et le salaire universel, ou encore les limites du travail (“est-ce que quand je réfléchis sous la douche à un problème je travaille ?”).

photo du tableau du deuxième groupe

Le second groupe a abordé la question de façon différente, en décortiquant les différents termes de la question que nous avions proposée : on peut travailler parce qu’on aime ce qu’on fait, par militantisme ou par contrainte, un logiciel libre c’est pas forcément gratuit, et le mot “doit” renvoie à une obligation. Selon ce groupe, tout travail doit être remunéré, mais la rémunération n’est pas forcément pécuniaire : on peut par exemple attendre de la reconnaissance. En lien avec les textes de Maud Simonet et des témoignages, les participant·es se sont interrogé·es sur la charge mentale nécessaire au maintien d’un logiciel. Une rémunération ne va pas forcément réduire la pression, alors qu’ajouter des personnes pour prendre en charge le travail, ou écrire de la documentation, sans doute. Cela implique donc de reposer la question différement, en repensant la gouvernance et les modes de fonctionnement. Un projet libre, c’est une unité de production économique qui créé de la valeur, est-ce que la rémunération de cette valeur doit être seulement économique ? Comment faire qu’une partie de l’argent actuellement capturé par Amazon arrive aux personnes qui travaillent sur le logiciel libre ? Enfin, la question de la rémunération se pose différemment en fonction de qui on est : par exemple, Richard Stallman étant rémunéré par ailleurs, sa survie économique au jour le jour n’a jamais été un problème pour lui.

Nous avons enfin fait un bilan de l’atelier : même si les personnes de l’atelier qui avaient déjà réfléchi à ces questions n’ont pas forcément appris de nouvelles choses, mais ont fait écho à des situations réelles. Les discussions ont été vécues comme enrichissantes et intéresssantes. De notre côté, l’atelier a selon nous bien fonctionné dans la forme et a permis, comme nous le souhaitions, des débats politiques instructifs !

Merci, donc à tous·tes les participant·es, à l’organisation du Capitole du libre et à tous·tes les auteur·ices des textes !