Nos interventions sur l'impact écologique du numérique - retours d'expérience
Le réchauffement climatique, les limites planétaires, l’impact de nos modes de vie sur l’environnement sont des sujets importants, auxquels nous sommes sensibles. Cela fait longtemps, même avant la création de l’Etabli numérique, que nous nous interrogeons sur ce que serait un numérique éthique en y incluant la dimension environnementale.
Nous animons régulièrement des ateliers de sensibilisation, des formations ou des conférences sur l’impact environnemental du numérique pour des publics variés allant d’un service informatique de collectivité au public d’une bibliothèque, en passant par des élèves de collège. Nous avions envie de vous partager un retour d’expérience de ces animations et comment nous inscrivons cette thématique dans nos pratiques d’éducation populaire.
Rematérialiser le numérique
Avec l’informatique en nuage, la dématérialisation ou les espaces dits virtuels, on a l’impression faussée que le numérique est une magie vaporeuse qui s’extrait d’une réalité tangible. Pourtant, derrière tout cela, il y a des câbles, des servers, des antennes, une centrale nucléaire, des usines de fabrication… Il nous parait primordial de rematérialiser le numérique.
Pour cela, nous utilisons régulièrement l’outil “dessinez-moi Internet”. Nous proposons aux personnes participantes, par groupes de quatre ou cinq, de se placer autour d’une feuille de paperboard et de dessiner Internet. Nous rappelons souvent que ce n’est pas un exercice scolaire, mais plutôt un partage des représentations. Ca donne des choses intéressantes : cela permet de matérialiser les infrastructures (les centres de données, les terminaux…), les échelles (mondiales, locales…) mais ça permet de montrer combien les enjeux environnementaux et ceux liés aux droits humains sont poreux. Le numérique c’est du matériel, mais aussi des humain·es comme l’ont si bien raconté La machine est ton seigneur et ton maître ou la série documentaire Invisibles, les travailleurs du clic.
Le dessin devient alors un support de partage de représentations et de discussions, complété par des savoirs froids (notre support est sous licence libre ici). Cette rematérialisation est pour nous une étape préalable à toute discussion autour de l’impact environnemental du numérique.
Objectiver des ordres de grandeur
Le public de nos formations ou ateliers aborde de façon systématique et contrastée la question du tri des mails. Certaines personnes font un tri bien consciencieux, d’autres se sentent coupables de ne pas le faire, mais toutes questionnent le véritable impact de cette pratique.
Pour répondre à cette question, nous proposons d’utiliser différents simulateurs, notamment celui de l’ADEME. En général, ils apportent leur lot de surprises et permettent notamment de remettre au centre du débat la part de l’impact environnemental de la fabrication d’un outil numérique par rapport à son utilisation. Cet exercice permet aussi de s’interroger collectivement sur la construction des indicateurs, les formules de calcul, les sources, l’intérêt et les limites de l’empreinte carbone… Nous rappelons que ce sont avant tout des moyennes et des ordres de grandeur et non des chiffres à prendre au pied de la lettre, mais qu’il est important d’y voir clair, comme l’a justement expliqué Louis Derrac ici.
Ces ordres de grandeur permettent d’une part de comprendre que faire durer ses équipements est bien plus important que trier ses mails, mais ils permettent aussi de situer les usages numériques dans un ensemble plus large, en comparant par exemple l’impact carbone d’une visio avec celui d’un repas avec de la viande de bœuf (par expérience, ça surprend le public de nos formations et ateliers).
Les simulateurs comme celui cité ci-dessus permettent une prise de conscience adaptée aux modes de vie de chacunes et de chacuns. Ils ont aussi leurs limites. Nos gestes climat permet de calculer sa propre empreinte carbone. Les résultats montrent qu’on n’a pas la main sur une bonne partie de celle-ci. Cela risque d’aller à l’encontre du but recherché et de décourager plus qu’autre chose ("à mon échelle, je ne peux rien faire").
Articuler actions individuelles et actions collectives
Parfois, on nous contacte pour animer des ateliers ou formations sur l’impact environnemental du numérique, mais en limitant la commande à des “bonnes pratiques”, sans y inclure une meilleure compréhension des enjeux sociaux liés. Pour nous, faire une intervention sur l’impact écologique au numérique sans brosser un tableau d’ensemble, c’est comme faire de l’EMI en la limitant à des ateliers de vérification des faits : on manque une (grosse) partie du problème en le dépolitisant.
Pour autant, nous intervenons dans des cadres dans lesquels il n’est pas toujours évident d’aborder le problème sous cet angle (par exemple quand on intervient auprès de fonctionnaires). Nous avons l’habitude, au cours de nos formations, de lancer le sujet sous forme d’atelier de réflexion. En général, nous avons commencé à aborder la question des impacts du numérique sur l’environnement et à discuter des bonnes pratiques individuelles. Nous leur proposons alors de réfléchir par groupe à la question suivante : “On a beaucoup parlé de pratiques individuelles, mais qu’est-ce qui ne dépend pas de nous, de nos actions propres ? Qu’est-ce qui nous dépasse et dépend d’un échelon sur lequel on n’a pas la main ?”. Cela permet d’évoquer la question de la publicité, de la captation de l’attention, du consumérisme, de l’obsolescence programmée, de l’obligation à utiliser le numérique pour l’accès aux droits, du rôle des constructeurs dans le manque de réparabilité des équipements… Cela suscite toujours des discussions intéressantes, et nous pouvons nourrir le groupe avec des ressources complémentaires en fonction des sujets abordés.
On oppose souvent actions individuelles et actions collectives. Pourtant, ce n’est pas si simple. Comme l’explique la la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier dans cet épisode de Chaleur humaine, les actions individuelles s’imbriquent nécessairement dans un cadre collectif. Elle explique que les personnes qui agissent au quotidien en réduisant leur consommation de viande, arrêtant les voyages en avion ou en en s’alimentant de façon locale sont avant tout des personnes issues du haut des classes moyennes et du bas des classes supérieures et que pour elles, le coût de ses actions est compensé par un gain, en terme de prestige social. En outre, la limite entre action individuelle et collective peut être floue : à quelle catégorie correspondent des gestes individuels encouragés dans un cadre familial ou professionnel ?
Nous voyons souvent dans nos ateliers ou formations des mécanismes de jugements de valeur. Or, ce qui est facile ou coûteux pour une personne ne l’est pas pour une autre. Pour faire prendre conscience de cela, nous proposons en formation aux personnes participantes, à partir d’une liste d’action concrète (éteindre sa box en cas d’absence, réparer son smartphone, privilégier le stockage local, …) de les classer par groupe sur une échelle de facilité à les mettre en place. Les réponses sont toujours différentes en fonction des individus et des groupes. On insiste souvent sur ce point, car nous formons des personnes qui, à leur tour, vont animer des ateliers et cela nous parait primordial qu’il n’y ait aucune culpabilisation et que chaque personne reparte de ces ateliers avec des envies d’agir.
Laisser de la place à l’écoanxiété
L’impact environnemental du numérique est un sujet anxiogène. De façon logique, l’écoanxiété est présente dans nos interventions et exprimées de diverses manières. Il nous parait important de ne pas mettre sous le tapis. Comme l’explique la pédopsychiatre Laélia Benoît, l’écoanxiété n’est pas une maladie, elle est normale dans un monde où il y a une dissonance cognitive forte entre l’abondance et le consumérisme encouragés tout autour de nous et les recommandations du GIEC. Elle explique également que pour réduire l’écoanxiété, il est important tout d’abord qu’elle puisse s’exprimer. Elle mentionne notamment le cas de jeunes inquiets qui gardent ça pour eux, alors qu’il n’est pas possible d’en parler dans le cadre familial ou scolaire. Avoir des espaces de parole où les émotions sont accueillies est donc particulièrement important.
Elle explique également que le passage à l’action collective (rejoindre une association locale, monter un composteur collectif dans une copropriété…) permet de réduire l’écoanxiété. D’où l’importance d’avoir dans nos ateliers et nos formations un temps pour que chaque personne puisse réfléchir au plus petit pas possible qu’elle pourrait faire.
C’est aussi important de donner envie et d’avoir dans sa besace des exemples de réussites ou initiatives désirables. On peut par exemple citer :
- les structures de reconditionnement d’ordinateurs comme La Maison du libre à Nantes
- Le collectif Transiscope qui met en commun des cartographies locales d’alternatives écologiques, pour aider les dynamiques de coopération.
- les repair café
- la mise en place d’une politique de sobriété numérique par la bibliothèque municipale de Lyon.
- le projet Emancipasso, qui fait le lien entre numérique éthique et monde associatif
- Au-delà du champ numérique, deux expériences de personnes ayant réussi à faire bouger leur monde professionnel de l’intérieur sur les questions écologiques.
Rester en veille
Animer ateliers, conférences ou formation sur un sujet nécessite un travail de veille régulier. Dans toutes les ressources disponibles (et il y en a beaucoup !), voici quelques sources d’inspiration que nous vous recommandons :
- la newsletter limites numériques, projet de recherche en design sur l’empreinte environnementale du numérique.
- le podcast numérique essentiel 2030 du collectif Frugarilla qui se pose la question de quel numérique il est souhaitable de garder pour respecter les engagements de l’accord de Paris.
- le livre Sous le feu numérique de Fanny Lopez et Cécile Diguet, qui fait un travail très complet de matérialisation des centres de données qui envahissent nos villes et nos campagnes