C'est quoi un accompagnement émancipateur au numérique ?

publié le par L'Établi Numérique Revenir à la liste des articles

L’Établi Numérique était présent aux 23ème Journées du Logiciel Libre, le week-end du 2 et 3 avril 2022 à Lyon. On a profité de cette occasion pour faire notre première intervention publique à deux voix au nom de l’Établi, en choississant de partager des éléments qui nous semblent fondamentaux dans notre pratique pédagogique. Après la vidéo, vous trouverez le texte de la conférence telle qu’on l’a préparé. Ce n’est pas une transcription, le fond est le même, mais la vidéo et le texte ne disent pas forcément les choses de la même manière.

Introduction

Julie : En 2021, suite à un énième changement des conditions d’utilisations de Whatsapp, un certain nombre d’utilisateur·ices ont décidé de migrer vers d’autres solutions, notamment Signal. Forcément, ça a suscité pas mal de discussions au sein de la sphère des libristes promoteurs de la vie privée. Je me rappelle d’avoir entendu par exemple quelqu’un dire « c’est super que les gens migrent sur Signal, même si c’est pour de mauvaises raisons ». Je n’ai pas réussi à comprendre en quoi ces raisons étaient « mauvaises », mais en tous cas il y avait clairement dans cette phrase une forme de supériorité du savoir, voire de mépris. Et quand j’ai compris que cette personne animait des ateliers autour des logiciels libres, je me suis demandé ce que ça pouvait faire aux participant·es si jamais il animait les ateliers de cette manière.

Romain : À cet époque, on a aussi entendu dire que « Signal c’est pas bien », parce que ce n’est pas complètement libre, parce qu’il fait laisser son numéro de téléphone, parce que … Là encore, on ne pose pas la question de savoir ce qu’une personne peut déjà gagner à passer à Signal, ou si les problèmes de Signal (qui existent) sont pertinents dans la situation de la personne à qui on parle. L’important c’est d’arriver au « bon » outil, celui qui est le « plus »: le plus libre, le plus sécurisé, le plus en pointe. En théorie, les personnes qui animent des ateliers autour des logiciels libres ont pour objectif de libérer l’utilisateur·ice. Mais qui libère qui ? Et est-ce que c’est émancipateur ? On a décidé de creuser cette question.

Qui sommes-nous ? D’où parlons-nous ?

Romain : Je suis tombé dans les ordinateurs quand j’étais petit parce que, comme pour plein de gens, ça me permettait d’échapper à un quotidien pas très sympa en accédant à des communautés en ligne où j’arrivais beaucoup plus à trouver ma place. J’ai perdu des heures à installer Linux des centaines de fois et j’ai appris à programmer en autodidacte, mais j’ai su assez vite que je ne voulais pas passer ma vie devant un ordinateur à développer sur commande. Alors je suis devenu militant des libertés numériques, de l’éducation populaire et de pleins d’autres choses au passage. Ces dernières années, je me suis finalement retrouvé dans un poste salarié très technique, de développeur et d’administrateur système. Comme pour plein de gens là encore, le confinement m’a permis de me rendre compte que ça ne me convenait pas, et j’ai eu envie de revenir à l’éduc pop. Mes envies de changement tombaient bien puisque Julie m’a proposé un truc à ce moment-là.

Julie : En ce qui concerne l’informatique, j’ai grandi dans un milieu privilégié et technophile : une famille avec un père ingénieur passionné d’informatique (il a codé tout seul dans les années 1970 un programme informatique permettant de calculer un thème astral parce qu’il s’ennuyait) et deux grands frères qui ont poussé ma famille à s’équiper en jeux vidéo et à se connecter à Internet assez tôt. J’ai continué, adulte, à avoir des pratiques de geek : jeu vidéo, Irc, etc. Je suis devenue bibliothécaire et quand il a fallu utiliser des outils numériques ou aider des usager·es avec leurs tablettes, cela ne m’a posé aucun problème. C’est aussi en tant que bibliothécaire que je me suis intéressée aux logiciels libres, car il y avait un lien très fort entre les deux : donner un accès facilité à un maximum de monde, à des ressources, en dehors des systèmes marchands. En 2017, j’ai organisé un café vie privée à la bibliothèque où je travaillais, et c’est à partir de ce moment là que je me suis impliquée dans plusieurs assos ou collectifs, notamment Exodus Privacy.

Et on a formé l’Établi Numérique, mais c’est quoi exactement l’Établi, Romain ?

Romain : L’Établi Numérique est né sur Mastodon. C’est là que Julie et moi nous sommes rencontré⋅es en 2018, lors d’un Mastapéro réunissant quelques utilisateurices locaux du réseau social. On est rapidement devenu⋅es ami⋅es en se retrouvant notamment sur notre intérêt commun pour l’intimité numérique et les enjeux sociaux du numérique. À force de discussions et de partages de réflexion, on en est arrivé⋅es à se dire qu’on avait envie de se lancer dans un projet un peu fou : monter ensemble une structure d’éducation populaire aux enjeux du numérique. Une structure pour nous permettre d’accompagner associations, collectivités et collectifs dans leur utilisation du numérique, dans un objectif d’émancipation collective.

Nous sommes deux devant vous aujourd’hui à faire cette conférence, mais il ne faut pas oublier les personnes qui nous ont aidées : toutes les personnes avec lesquelles on a fait des ateliers, que nous les ayons animés ou non. Sans les réflexions partagées lors de tous ces moments, nous n’aurions pas grand chose à dire.

Qu’est ce qu’un accompagnement émancipateur pour nous ?

Julie : D’abord, ce qu’on met derrière accompagnement, ce sont tous ces dispositifs pendant lesquels une ou des personnes vont aider une ou d’autres personnes dans l’utilisation de ses outils numériques. Des accompagnements numériques, il y en a partout et tout le temps : dans les familles, au travail, dans des lieux conçus pour ça ou non. Cela peut prendre par exemple la forme d’une initiation en pair à pair ou bien d’un atelier collectif.

Quand on a préparé cette conférence, on s’est demandé ce que c’était pour nous, un accompagnement émancipateur au numérique et on s’est mis d’accord sur trois grandes idées :

Ce qu’il peut y avoir d’émancipateur dans un accompagnement, c’est qu’il ne créé pas de dépendance : ni à nous, ni à l’outil.

En pratique comment on fait ?

Partir de la personne

Romain : Le point de départ de tout accompagnement émancipateur, c’est la personne qu’on accompagne : quelle est sa motivation ? Pourquoi elle nous sollicite ? Partir de la personne qu’on accompagne, ça veut dire se décentrer, ce qui n’est jamais simple à faire. Par exemple, si on se lance dans un accompagnement avec l’objectif, plus ou moins avoué à l’avance, d’amener la personne à utiliser tel ou tel outil qu’on aime bien, on prend le risque de passer à côté des demandes réelles de l’accompagné⋅e.

Pour être émancipateur, un accompagnement doit partir du principe que les accompagné⋅es ont la motivation et les capacités de maîtriser les enjeux et de faire les choix qui sont pertinents de leur point de vie. Bien sûr, laisser les gens faire leurs propres choix en pleine conscience, c’est prendre les risques que les gens fassent un choix qu’on ne comprend pas ou qui ne nous satisfait pas. Par exemple, aussi frustrant que ça soit d’un point de vue libriste, la réponse à un accompagnement numérique émancipateur ne sera pas toujours un logiciel libre. Mais même si, par exemple, l’outil final choisi n’est pas libre, l’accompagnement réellement émancipateur aura permis aux accompagné⋅es de faire un choix éclairé et actif.

Étant donné que le résultat de l’accompagnement n’est pas écrit d’avance, il faut sortir du « solutionnisme » : on est là pour proposer un processus, pas une solution. C’est d’autant plus important que la solution unique à un problème numérique n’existe pas. Un père de famille qui cherche à communiquer facilement avec ses collègues en dehors du boulot n’a pas les mêmes besoins qu’une militante écologiste qui veut organiser sa prochaine manifestation. Ces deux personnes n’ont pas les mêmes disponibilités, les mêmes exigences d’intimité ou le même temps à consacrer à l’apprentissage d’un outil. Comprendre la situation spécifique de la personne qu’on accompagne fait partie du travail d’accompagnant⋅e, sinon on risque de plaquer des réponses toutes faites sur des situations qu’on ne saisit pas vraiment.

Éviter de plaquer des solutions, c’est une question de démarche : prendre le temps d’écouter et de poser des questions, être curieux⋅se vis-à-vis de la personne qu’on a en face, et avoir à coeur de garder le processus ouvert sans préjuger du résultat.

Sortir de la position d’expert⋅e

Julie : On peut avoir plein de connaissances techniques ou théoriques, pour autant on ne sait pas ce qui est bon pour les gens. Il y a pour moi une posture paternaliste, qui peut être volontaire ou non, à se mettre en position d’être « la personne qui sait ». Ca écrase les gens, leur donne l’impression qu’iels sont nul·les. Ça peut même aller jusqu’à les décourager parce que c’est trop compliqué et que ce n’est pas à leur portée.

Se montrer aussi dans la position de la personne qui ne sait pas, qui doute, qui continue à apprendre, c’est hyper rassurant pour les personnes qu’on accompagne. En bibliothèque, on faisait des ateliers où les personnes venaient avec leurs téléphone, tablettes ou PC et leurs questions ou problèmes et on essayait de les aider. Du coup je me retrouvais à aider des personnes qui utilisent, par exemple, des iPhones alors que je n’en ai jamais eu. Et bien souvent je ne savais pas répondre immédiatement répondre à la question et je leur disais « c’est pas grave, on va chercher ensemble ». On se mettait devant un ordi, un moteur de recherche et on cherchait la solution ensemble, en me disant que peut être la prochaine fois iels pourraient chercher elles mêmes. Ou que non, et qu’on chercherait à nouveau ensemble.

Changer notre posture passe selon moi par une attention particulière à éviter les jugements de valeur. Lors d’ateliers menés dans le cadre d’Exodus Privacy, j’ai régulièrement des gens qui s’excusent d’avoir Facebook, et qui partent donc déjà avec l’impression d’avoir « fauté », de ne pas avoir fait ce qu’il faut. Si on les renforce là-dedans en leur disant qu’effectivement il faut arrêter d’utiliser Facebook, on se retrouve facilement dans une position de jugement de leurs choix de vie, qui est tout sauf émancipatrice.

Il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance d’aider à construire la confiance en soi, l’estime de soi des personnes si on veut qu’elles se sentent encapacitées. Ça peut passer, par exemple, par des questions factuelles au moment du diagnostic des usages pour permettre aux personnes accompagnées de se rendre compte de ce qu’elles savent faire plutôt que d’insister sur leurs difficultés.

Ça passe aussi par le fait de garantir un certain cadre en tant qu’animateur·ice. On est responsable de rendre le moment le meilleur possible pour le plus de monde possible. Par exemple, concernant la prise de parole, on a tous et toutes déjà vu des groupes se faire phagocyter par des personnes très bavardes qui occupent tout l’espace et d’autres qui ne prennent pas du tout la parole. Si on veut assurer une certaine équité dans la prise de parole et permettre à des personnes moins à l’aise de s’exprimer, il va falloir mettre en place un cadre clair sur la prise de parole (par exemple « on ne se coupe pas la parole » ou « quand on a déjà pris la parole, on la laisse aux autres ») et le faire respecter.

Ne pas se mettre en position d’expert⋅e, c’est destabilisant. En effet, quand on anime des ateliers, on reçoit des formes de rétribution symboliques, on se sent utile, on se sent reconnu⋅e pour son expertise. Renoncer à une certaine posture d’expert·e, c’est renoncer à une partie de cette rétribution. Et puis animer un groupe, c’est aussi quelque chose qui s’apprend.

C’est un marathon, pas une course

Romain : Je me retrouve régulièrement à avoir des discussions impromptues sur la publicité sur Internet, comment elle fonctionne et les enjeux de surveillance qui vont derrière. Dans 90% des cas après ce type de discussion, on prend deux minutes pour mettre un bloqueur de pub, au moins sur les téléphones et sur les ordinateurs s’ils sont à portée de main. Le bloqueur de pub, c’est parfait : super simple à installer, les résultats sont immédiats et rendent son usage d’Internet beaucoup plus agréable.

Très souvent, le bloqueur de pub n’est qu’une première étape, il donne envie de tenter d’autres choses : si c’est possible d’améliorer son quotidien numérique en installant une extension sur son navigateur, pourquoi ne pas aller plus loin ? C’est pour ça que je donne cet exemple, parce que c’est important dans tout accompagnement de penser à ce qui va marcher sur le long-terme, à ce qui va donner confiance à la personne pour aller plus loin.

Je suis un geek libriste depuis mon adolescence, et le contre-exemple parfait de ce que je viens de dire, c’est les dizaines de fois où j’ai vu des personnes en difficulté avec leur ordinateur sous Debian. Un geek de passage leur a dit « tu verra Debian c’est facile à utiliser, et c’est un vrai système libre, donc c’est mieux », et a mis Debian sur leur ordinateur. Sauf que non, Debian c’est très loin d’être « facile à utiliser », et se retrouver avec un ordinateur qui ne marche pas bien et dont on ne sait pas se servir, ce n’est pas « mieux ». Certes, la personne utilise maintenant un système libre, mais du point de vue de sa capacité d’agir, c’est une vraie régression.

C’est donc important de réfléchir nos accompagnements sur le long-terme : que va faire la personne après ? À quelles ressources elle aura accès pour la suite de son cheminement avec le numérique ? Par exemple, l’association Nâga dans la région nantaise propose à la fois des ordinateurs réconditionnés pas cher pour celles et ceux qui en ont besoin, mais anime aussi des ateliers d’entraides et d’autoformations pour que les personnes ne se retrouvent pas isolées avec un système qu’elles découvrent.

Tout ça veut dire aussi qu’un accompagnement ne peut pas être uniquement technique, il est aussi social, puisque le rapport au numérique est bien un rapport social, ancré dans notre vie quotidienne et dans notre environnement. On n’accompagne pas pareil une personne entourée de geeks qui peuvent l’aider par la suite, et quelqu’un⋅e qui sert de ressource à son réseau social parce qu’elle est la personne la plus compétente de son entourage.

Un atelier, ça se prépare

Julie : Tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, il faut que ça s’incarne dans une organisation spatiale et temporelle. Comment on fait pour traduire concrètement une posture et des manières de faire ? Pour moi, il n’y a qu’une seule solution : un accompagnement numérique, ça se réfléchit et ça se prépare.

Ça passe par l’organisation de la salle : est-ce que les personnes vont s’y sentir les bienvenues ? Se sentir bienvenu⋅e, ça peut passer par un certain confort, par avoir un endroit pour poser ses affaires, … dans tous les cas, c’est à nous en tant qu’animateurice de se poser la question. Si on veut sortir de la posture d’expert·e et qu’on veut que ça se traduise dans la mise en place de la salle, il faut aussi faire attention : est-ce que vous êtes seule debout et tou⋅tes les participant⋅es assises ?

Ça passe aussi par l’organisation temporelle ; le but n’est pas forcément de figer un déroulé minute par minute puisque, on l’a dit, on s’adapte aux personnes. Mais si, comment souvent, on souhaite avoir dans notre atelier des moments d’échange entre les participant⋅es, il va falloir les rendre possibles, s’assurer qu’il y suffisamment de temps pour qu’ils aient lieu mais aussi réfléchir à la manière de les rendre plus fluides. Par exemple, ça peut être très inconfortable ou difficile de prendre la parole devant beaucoup de monde, alors que c’est souvent plus facile une fois divisé en petits groupes, et que vous pouvez prévoir ces temps-là avec ou sans restitution à la fin.

J’ai pris l’habitude de me faire des mini-déroulés avec les grandes séquences : une introduction (brise glace et présentation de l’atelier), le contenu et un bilan. Je réfléchis aussi bien sur le fond que sur la forme. En général c’est en faisant ça qu’on se rend compte si on prévu un contenu trop ambitieux qui ne tient pas dans le temps prévu et ça permet de revoir le déroulé.

En conclusion : rêvons un peu

Romain : Les logiques d’accompagnement très descendantes que nous remettons en cause ici reflètent les conditions actuelles de production des logiciels, avec des expert⋅e⋅s séparé⋅e⋅s des usager⋅e⋅s.

Le logiciel libre ne va pas bien à l’heure actuelle parce qu’il fonctionne comme un moyen pour la Silicon Valley d’externaliser tous ses coûts d’infrastructure. D’un côté les développeureuses du libre sont souvent sous-payé⋅e⋅s, d’un autre côté, leur travail sert à extraire les savoirs et les données des usager⋅e⋅s et à générer un maximum de profit dans le cadre de plateformes tentaculaires. C’est cette déconnexion entre usager⋅e⋅s et producteur⋅ices qu’on retrouve dans les accompagnements, et elle est nocive pour tout le monde.

Moi je veux des SCIC du libre. Petit rappel, une SCIC c’est une coopérative qui a pour objectif: « la production ou la fourniture de biens ou de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ». C’est une coopérative ou les usager⋅e⋅s, les partenaires et les salarié⋅e⋅s sont représentées à égalité dans la gouvernance et décident ensemble. Je veux des SCIC du libre pour pouvoir, à travers une gouvernance partagée et des projets construits en commun, reconnecter les usager⋅e⋅s et les producteurs et ainsi défaire les barrières entre les « sachant⋅es » et les autres.

Ça paraît ambitieux de parler de coopératives, mais l’idée est la même que celle des accompagnements émancipateurs dont on vous parle depuis tout à l’heure : faire ensemble du numérique commun plutôt que faire avec du numérique qui nous est imposé.